Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/538

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potentiel, et l’irréel, c’est-à-dire présenter la condition comme un fait indépendant de toute vue de l’esprit, ensuite comme un fait qui peut arriver, quoique douteux, ou enfin, comme un fait qui ne s’est pas réalisé, et ne pouvait se réaliser[1]. En outre dans chacune de ces modalités, au moins dans la première et la troisième, plus fréquemment employées, le choix est libre entre un très grand nombre de tours. En effet, dans la première tous les temps se rencontrent à la proposition secondaire, même le futur, aujourd’hui exclu[2]. Dans la troisième, outre tous les tours aujourd’hui conservés, le vieux français en emploie cinq autres[3].

Et cette abondance n’est pas seulement due à l’abondance des formes, à la coexistence d’un conditionnel proprement dit et du subjonctif qui en fait fonction, comme en latin ; ce qui le prouve, c’est que le vieux français non seulement peut distinguer, mais confondre ces modalités, prendre de l’une la proposition principale, de l’autre la proposition subordonnée, et faire des constructions mixtes, qui seraient barbares en latin ou en français, et qui figurent cependant, assez fréquemment même, dans nos vieux textes[4]. Si on ajoute ces constructions incohérentes aux autres, on arrive à un total de plus de vingt-cinq manières diffé-

  1. Dans la phrase suivante : n’en irat, sil me creit (Rol., 2753 Gaut.), la condition s’il me creit est présentée comme indépendante de toute vue de l’esprit, on ne dit ni si on croit, ni si on ne croit pas qu’elle se réalisera. Au contraire dans : S’en ma mercit ne se culzt a mes piez, E ne guerpisset la lui de chrestiens, Jo li toldrai la curune del chief (Rol. 2082, id.), les subjonctifs des propositions qui dépendent de si peuvent se traduire par : si elle ne se couche a mes piez, et n’abandonne, comme il est possible… Enfin dans ces vers : se veissum Roilant… Ensemble od lui i durrium gvanz colps, il faut entendre si nous voyions Roland (mais nous ne le voyons pas), ensemble avec lui nous y donnerions de grands coups (Rol., 1804, id.). Je cite la Chanson de Roland d’après l’édition de M. Léon Gautier, qui est la plus répandue, tout en faisant observer que les formes y sont souvent anglo-normandes et non françaises ; l'u de durrium en particulier est une graphie dialectale.
  2. On le rencontre encore chez Amyot, Préf… fin : Si ce mien labeur sera si heureux que de vous contenter, à Dieu en soif la louange (cf. en français moderne des phrases toutes faites comme : le Diable m’emporte si vous réussirez)
  3. Nous pouvons encore dire : si je le voyais, je lui pardonnerais, si je l’avais vu, je lui pardonnais, je lui aurais ou lui eusse pardonné, et même, quoique rarement : si je l’eusse vu, je lui eusse pardonné. Le vieux français peut construire en outre : si je le visse, je lui pardonnerais ; si je le verrais, je lui pardonnerais(rare) ; si je le voyais, je lui pardonnasse ; si je le visse, je lui pardonnasse ; si je l’eusse vu, je lui pardonnasse. Ex. : 1° parler voldreie un poi a tei, si te ploust (Rois, 229) ; 2° Se lu ja le porroies a ton cuev rachater Volentiers te lairoie ariére retourner ([Fierabr. 623) ; 3° se termes en estoit. Ne montasse à cheval ne tenisse conroi. (Aye d’Avignon, 2430-1) ; 4° se tei ploust, ici ne volsisse estre (Alex. 41b) ; 5° e pur ço, si mort l’eusse, à mort me turnereit (Rois, 18").
  4. Ainsi on mettra un imparfait de l’indicatif ou du subjonctif, ou un plus-