Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oncques ne parla a moi tant come li manglers dura, ce qu’il n’avoit pas acoustumé, qu’il ne parlast tousjours a moi en manjant. Entendez : Il (le roi) ne me parla pas une fois tant que le repas dura, ce qu’il n’avait pas coutume de faire, son habitude n’étant pas qu’il s’abstint de me parler jamais en mangeant.

C’est ainsi encore qu’on pourrait joindre plusieurs participes avec un seul auxiliaire, quoique les uns se construisissent avec être, les autres avec avoir. Ex. : jusques a tant que revenus serés… Et parleit a mon frère (Baud. de Seb., XIV, 89). Entendez : jusqu’à ce que vous serez revenu et aurez parlé à mon frère. Ou bien encore l’auxiliaire d’une proposition relative servait à une autre proposition qui n’avait rien de relatif, surjetée après la première. Chrestien de Troyes par exemple écrira :

Mes sire Yvains par vérité
Sét que li lions le mercie,
Et que devant lui s’humilie,
Por le serpant qu’il avoit mort
Et lui délivré de la mort

(Yvain dans Constans, Chrestom., 141).

À ces audaces, dont on trouve des exemples jusqu’au XVIe siècle, l’individualité des propositions risquait parfois d’être détruite.

Au reste les phrases de l’ancien français, comme celles de toutes les langues populaires, se coordonnent ou parfois se juxtaposent — car les asyndètes ne sont pas rares — plutôt qu’elle ne se subordonnent[1]. Les périodes y sont en général courtes, et dans ces conditions la clarté se ressent peu des défauts que je viens de signaler.

Mais là où nos vieux écrivains s’engagent dans une période, et cela n’est pas rare, surtout quand ils traduisent, il arrive

  1. Villehardouin offre par centaines des exemples de ce « style coupé » ; la conjonction et s’y rencontre à toutes les lignes. Ainsi :

    § 451. Et vinrent à une cité qu’on apeloit la Ferme ; et la pristrent, et entrerent enz, et i firent mult grant gaain. Et sejornerent enz par trois jorz, et corurent par tot le pais, et gaaignierent grans gaaiens, et destruisirent une cité qui avoit nom l’Aquile.

    § 452. « Al quart jor, se partirent de la Ferme, qui mult ere bele et bien seanz ; et i sordoient li baing chaut li plus bel de tot le monde ; et la fist l’emperere destruire et ardoir ; et emmenèrent les gaaiens mult granz de proies et d’autres avoirs. Et chevauchierent par lor jornees tant que il vindrent à la cité d’Andrenople ».

    Il ne faudrait pas croire toutefois que cette manière d’écrire est générale.