Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/578

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de soy, ne peut pas estre bailliee en termes legiers à entendre, mès y convient souvent user de termes ou de mots propres en la science qui ne sont pas communellement entendus ne cogneus de chascun, mesmement quant elle n’a autrefois esté tractée et exercée en tel langage. » Parquoi, ajoute Oresme « je doy estre excusé en partie, se je ne parle en ceste matière si proprement, si clerement et si adornéement, qu’il fust mestier. » Ainsi il est résigné, la « force » et la dignité de la science l’exigent, à adopter un vocabulaire technique, sauf à dresser une table des mots étranges ou, comme il dit encore « des fors mots, en laquele table il signe les chapitres ou tels mos sont exposés et les met selon l’ordre de l’a b c[1] ».

Ces idées et ces procédés sont si peu particuliers à Oresme qu’on les retrouve à l’autre bout de la France chez un traducteur lorrain de la Bible, qui écrit loin de la cour et de l’influence du petit cercle des savants. Lui aussi ne peut traduire, bien qu’il ne s’agisse point d’Aristote, et il demande la permission d’importer[2].

Bien entendu, la proportion des mots savants varie avec les textes et il n’y a aucune comparaison à établir entre une page d’un de ces traducteurs et une page d’un conteur du temps. Les premiers sont quelquefois véritablement infestés de latinisme ; on en jugera par cette page d’Oresme, qui n’est pas choisie, tant s’en faut, parmi les plus barbares :

« Politique est celle qui soustient la cure de la chose publique, et qui par l’industrie de sa prudence et par la balance ou pois

  1. « Afin que quant l’on trouve un tel mot en aucun chapitre, l’en puisse avoir recours et trouver aisiément le chappitre auquel tel mot est exposé ou deffini ou chappitre là où il est premièrement trouvé. »
  2. « Quar pour tant que laingue romance, et especiaulment de Lorenne, est imperfaite et plus asseiz que nulle aultre entre les laingaiges perfaiz, il n’est nulz, tant soit boin clerc ne bien parlans romans, qui Iou latin puisse translateir en romans, quant à plusour mos dou latin, mais convient que par corruption et per diseite des mos françois que en disse lou romans selonc lou latin, si com : iniquitas, iniquiteit, redemptio, rédemption, misericordia miséricorde, et ainsi de mains et plusours aultres lelz mos que il convient ainsi dire en romans, comme on dit en latin. » Les Quatres livres des Rois, éd. Leroux de Lincy, XLII.

    Le français manque particulièrement de synonymes : « Aucune fois, li latins ait plusours mos que en romans nous ne poions exprimeir ne dire proprement, tant est imperfaite nostre laingue : si com on dit ou latin : erue, eripe, libéra me, pour lesquelz III mos en latin, nous disons un soul mot en romans : délivre-moi. Et ainsi de maint el plusours aultres telz mos, desquelz je me toise quant à présent, pour cause de briefteit (Ib.).