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LES ROMANS DU RENARD

breuses éditions qui parurent de ce livre au xvie siècle prouvent combien furent goûtées les inventions de Gelée.

Elles auraient mérité de l’être davantage, malgré toutes leurs imperfections, si, à ce double poème que nous venons d’analyser et d’apprécier, il n’avait pas ajouté après coup des branches médiocres, sans lien avec les précédentes ni entre elles-mêmes. C’est d’abord un violent démêlé entre les Jacobins et les Cordeliers ; Renard offre à chacun des deux ordres un de ses fils comme chef, et les moines se confondent en remerciements. Nous voyons ensuite Renard se confesser et essayer la vie d’ermite, mais s’en dégoûter aussitôt. Nous assistons enfin à une lutte entre les Templiers et les Hospitaliers qui se disputent pour avoir Renard à leur tête ; dame Fortune, avec le consentement du Pape, les met d’accord en élevant Renard au haut de sa roue et en le proclamant roi du monde[1].

Cette suite a sûrement été inspirée à Gelée par des événements contemporains, peut-être même par des scandales dont il avait été témoin dans sa ville natale et dont le souvenir lui était resté amer. Le ton est en effet sérieux d’un bout à l’autre ; la satire y est âpre et mordante. Mais l’allégorie n’est pas assez transparente pour que nous puissions saisir à travers ce voile la vraie préoccupation de l’auteur. De plus, ces fictions, succédant sans transition aux précédentes, nous transportent brusquement dans un monde nouveau, gâtent le plaisir que nous avions pu éprouver et nous laissent une pénible impression.

Renard le Contrefait. — Le dernier des Romans du Renard, Renard le Contrefait, a été composé à Troyes dans le premier quart du xive siècle. Nous ignorons le nom de l’auteur ; mais

  1. Chacun des quatre manuscrits de Renard le Nouveau possède une miniature représentant cette scène finale, l’apothéose de Renard. C’est l’une d’elles qui est reproduite ici. « La roue de la Fortune, dit M. Houdoy, occupe le centre de la composition ; derrière et entre les rais, on aperçoit cette déesse qui maintient la roue et l’empêche de tourner ; tout en haut et sur un trône est assis Renard couronné, portant un costume mi-parti de Templier et d’Hospitalier. À côté de lui sont placés ses deux fils vêtus, l’un en Dominicain, l’autre en Cordelier. À gauche, Orgueil à cheval, un faucon sur le poing, s’avance vers Renard. À droite, dame Ghille (Tromperie) sur sa mule Fauvain (Fausseté), une faucille à la main, s’accroche à la roue et monte vers Renard, tandis que de l’autre côté, Foi est précipitée la tête en bas. Sous la roue, écrasée par elle, est étendue Loyauté, dont le corps forme l’obstacle qui empêchera désormais la roue de tourner. Charité et Humilité, les mains jointes et les yeux au ciel, assistent avec douleur à ce spectacle. »