Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
67
LES FABLIAUX

les changes » ; celui-là « en Beessin, mout près de Vire ». Ils n’ont eu qu’à se baisser vers l’obscure tradition orale, où, depuis le haut moyen âge, végétaient leurs contes. Pareillement ont agi, à toute époque, les conteurs lettrés : novellistes italiens, auteurs de farces du xve siècle. Molière n’a pas découvert le Médecin malgré lui dans le manuscrit 837 de la Bibliothèque nationale, qui contient le fabliau du Vilain mire et qu’il ignorait aussi parfaitement que Ptolémée ignorait l’existence de l’Amérique. Boccace, Sacchetti, Bandello n’ont pas davantage plagié les fabliaux, depuis longtemps disparus. Fabliaux, nouvelles italiennes, farces italiennes ou françaises ne sont que les accidents littéraires de l’incessante vie orale des contes. La question de l’origine des contes populaires est donc une question mal posée. Tout conte comprend, outre des épisodes d’ornement, accessoires et caducs, qui sont de l’arbitraire des divers narrateurs, un ensemble de données constitutives, immuables et nécessaires, qui s’imposent à tout conteur passé, présent ou futur. Or il est certains contes dont les données organiques, morales, sentimentales ou merveilleuses, sont si spéciales qu’elles ne sont intelligibles que pour des groupes d’hommes très déterminés : tels les contes de la Table Ronde, telles les légendes épiques et hagiographiques. On peut les appeler des contes ethniques, et il est légitime, voire facile, d’en étudier l’origine et les migrations, puisque cette recherche consiste à marquer quelle limitation les données organiques de la légende lui imposent dans l’espace et dans le temps ; à quels hommes elle convient exclusivement. C’est ainsi que l’on constitue des groupes de contes celtiques, germaniques, arabes ; — médiévaux, modernes ; — chrétiens, musulmans, etc. Mais l’immense majorité des contes populaires, dont on recherche désespérément l’origine, échappe à toute limitation. Ils reposent (en leur partie organique), les fabliaux sur des postulats moraux ou sociaux si universels, — les fables sur un symbolisme si simple, — les contes de fées sur un merveilleux si peu caractérisé, — qu’ils sont indifféremment acceptables de tout homme venant en ce monde. De là, leur double don d’ubiquité et de pérennité ; de là, par conséquence immédiate, l’impossibilité de rien savoir de leur origine, ni de leur mode de propagation. Ils n’ont rien