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LES FABLIAUX

d’ethnique : comment les attribuer à tel peuple créateur ? Ils ne sont caractéristiques d’aucune civilisation : comment les localiser ? d’aucun temps : comment les dater ? Il est impossible — et indifférent — de savoir où, quand chacun d’eux est né, puisque, par définition, il peut être né en un lieu quelconque, en un temps quelconque ; il est impossible — et indifférent — de savoir comment chacun d’eux s’est propagé, puisque, n’ayant à vaincre aucune résistance pour passer d’une civilisation à l’autre, il vagabonde librement par le monde, sans connaître plus de règles fixes qu’une graine emportée par le vent.

Mais ces mêmes contes universels, presque dénués d’intérêt si on les considère en leurs traits les plus généraux, patrimoine banal de tous les peuples, revêtent dans chaque civilisation, presque dans chaque village, une forme diverse. Sous ce costume local, ils sont les citoyens de tel ou tel pays ; ils deviennent, à leur tour, des contes ethniques. Ces mêmes contes à rire, indifférents sous leur forme organique, immuable, commune aux Mille et une Nuits, à Rutebeuf, à Chaucer, à Boccace, deviennent des témoins précieux, chez Rutebeuf, des mœurs du xiiie siècle français ; dans les Mille et une Nuits, de l’imagination arabe ; chez Chaucer, du xive siècle anglais ; chez Boccace, de la première Renaissance italienne.

L’esprit des fabliaux. — Il ne s’agit donc pas de poursuivre nos contes de migration en migration et de mirage en mirage pour en rechercher l’introuvable patrie, mais de considérer nos fabliaux comme des œuvres d’art, significatives du xiiie siècle français. Nos trouvères ne les ont pas inventés : qu’importe ? Il suffit qu’ils s’en soient amusés. Presque toutes les nouvelles du Décaméron voyageaient par le monde avant que Boccace ne vînt ; et voyagent encore : mais pourquoi Boccace a-t-il arrêté au passage ces cent contes et non tels de ces cent autres ? Une époque est responsable des contes où elle s’est complue, dont elle a diversifié à sa guise et façonné à sa ressemblance la matière brute et commune. Les mêmes contes à rire, qui ne sont chez nous, Français, que des gaillardises, étaient jadis des paraboles morales que le brahmane Yichnousarman faisait servir à l’instruction politique des jeunes princes, au même titre que les plus graves slokas. Ces mêmes contes gras, les Italiens