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LES FABLIAUX

Or le vous ai torné en rime,
Tout sans barat et tout sans lime…
… Car li fablel cort et petit
Anuient mains que li trop lonc.

S’amuser soi-même, amuser le passant, conter non pour se faire valoir, mais pour conter, tel est le but. Être bref, plaire vite, tel est le moyen.

Le mètre adopté par nos conteurs servait fort bien ce dessein modeste. L’octosyllabe rimant à rimes plates s’imposait presque à leur choix, puisqu’il était comme le mètre obligé de tout genre narratif. Avenant, mais trop courant dans les fluides narrations des romans de la Table Ronde, étriqué dans les mystères, il devait convenir excellemment à ces contes rapides. Aucun n’est plus facile, plus léger, ni ne donne à moins de frais l’illusion de ces qualités. Nos trouvères l’ont manié négligemment, sans grand souci d’en faire valoir les ressources. Bien des fabliaux sont à peine rimés, mais fréquemment assonancés et chevillés. La rime s’offre-t-elle riche ? qu’elle soit la bienvenue ! Mais on n’ira pas la quérir, car un bon mot vaut mieux qu’une rime léonine et en dispense :

Ma paine metrai et m’entente
Tant com je sui en ma jouvente,
A conter un fabliau par rime
Sans colour et sans leonime ;
Mais s’il n’i a consonancie,
Il ne m’en chaut qui mal en die,
Car ne puet pas plaisir à toz
Consonancie sanz bons moz :
Or les oiez teus com il sont…

Mais si les jongleurs ont versifié négligemment, du moins n’ont-ils pas versifié pédantesquement, et si l’on songe aux savants jeux de rimes déjà en vogue au xiiie siècle, on se félicite qu’ils n’aient pas fait à leurs contes l’honneur de les en affubler. Il est remarquable que tous les poèmes de Rutebeuf sont hérissés de rimes équivoquées, tous, sauf ses fabliaux. Comme d’ailleurs nos trouvères savaient communément leur métier de versificateurs, comme les hommes du moyen âge se distinguaient par une justesse d’oreille qui surprend aujour-