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LES FABLIAUX

la nature. Voyez la vieille truande, déguenillée et coquette encore, toute fardée et qui raccommode ses hardes près d’un buisson, dans l’attente de quelque galante aventure :

Un ongnement ot fait de dokes
De viés argent et de viés oint,
Dont son visage et ses mains oint
Por le soleil qu’il ne l’escaude ;
Mais ce n’estoit mie bele Aude,
Ains estoit laide et contrefaite ;
Mais encor s’adoube et afaite
Pour çou qu’encore veut siecler.
Quant ele vit le bacheler
Venir si trés bel a devise,
Si fu de lui si tost esprise
Q’ainc Blancheflor n’ Iseut la blonde
Ne nule feme de cest monde
N’ama onques si tost nului…

{La vieille Truande.)

Le jour où l’on fête les saints rois de Cologne, trois dames de Paris, la femme d’Adam de Gonesse, sa nièce Maroie Clipe et dame Tifaigne, marchande de coiffes, ont décidé de dépenser quelques deniers à la taverne :

Si— « Je sai vin de riviere
Si bon qu’ainz tieus ne fu plantez !
Qui en boit, c’est droite santez,
Car c’est uns vins clers, fremians,
Fors, fins, frés, sus langue frians,
Douz et plaisanz a l’avaler… »

Les voilà attablées et une large ripaille commence. Elles boivent à grandes hanapées, mangent à vastes platées, engloutissent chopines, oies grasses, gaufres, aulx, oublies, fromages et amandes pilées, poires, épices et noix et chantent « par mignotise, ce chant novel :

« Commeres, menons bon revel !
Tels vilains l’escot paiera
Qui ja du vin n’ensaiera ! »…

Mais tandis que les autres boivent « à gorge gloute », celle-ci, plus délicatement gourmande, savoure chaque lampée à petits traits

Pour plus sur la langue croupir ;
Entre deus boires un soupir
I doit on faire seulement ;
Si en dure plus longement
La douceur en bouche et la force.

Elles sortent en chantant :

Amours ! au vireli m’en vois !

et leurs pauvres maris les croyaient en pèlerinage !