Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/157

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sont point des États, non même des peuples qui l’entreprennent, mais la papauté. La cause en est toute spirituelle, dégagée de toute préoccupation temporelle : la conquête des Lieux Saints. Ceux-là seuls qui partent sans esprit de lucre ont part aux indulgences. Il faudra attendre jusqu’aux premières guerres de la Révolution française pour trouver des combattants aussi dégagés de toute autre considération que le dévouement à une idée.

L’enthousiasme religieux et l’autorité du pape n’auraient cependant pas suffi à promouvoir une entreprise aussi gigantesque, si la condition sociale de l’Europe ne l’avait rendue possible. Il fallut que coïncidassent, à la fin du xie siècle, cette ardeur de foi, cette prépondérance de la papauté, et ces conditions sociales. Un siècle plus tôt, c’eût été impossible, et aussi un siècle plus tard. L’idée réalisée au xie siècle s’est prolongée après comme une idée-force dans des conditions très différentes et d’ailleurs allant toujours en s’affaiblissant. Elle a même survécu à la Renaissance puisque les papes y songent encore, au xvie siècle, contre les Turcs. Mais la vraie Croisade, la mère de toutes les autres, c’est la première et elle est vraiment la fille de son temps.

D’abord, il n’y a pas encore d’États. Les nations n’ont pas de gouvernements ayant prise sur elles. La politique ne divise pas la chrétienté qui peut se grouper tout entière autour du pape. Puis il y a une classe militaire toute prête à partir : la chevalerie. L’armée existe, il suffit de la convoquer. Ce qu’elle peut faire, elle l’a prouvé par les conquêtes des Normands en Italie et en Angleterre. Et c’est une armée qui ne coûte rien, puisqu’elle est dotée, de père en fils, par les fiefs. Il est inutile de réunir de l’argent pour la guerre sacrée. Il suffit de désigner les chefs, les routes à suivre. À ce point de vue, la Croisade est essentiellement la grande guerre féodale, celle où la féodalité occidentale a agi en corps, et si l’on peut dire, par elle-même. Aucun roi n’y prend part. Le curieux est qu’on n’ait même pas songé a eux, pour ne rien dire de l’empereur, qui est l’ennemi du pape.

Et rien d’étonnant dès lors que ce soit dans les pays où la féodalité est la plus avancée que la Croisade ait surtout recruté ses troupes, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, dans l’Italie normande. C’est surtout, à ce point de vue, une expédition, ne disons pas de peuples romans, mais de la chevalerie romane.

Sans la chevalerie, elle était impossible, car elle fut surtout une entreprise de chevaliers, de nobles. Il ne faut pas se la figurer