Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/438

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trèfles permet de ne plus laisser reposer les terres. Ailleurs, le développement général du commerce pousse les propriétaires à spécialiser leur production. L’Espagne et l’Angleterre sacrifient à l’élevage du mouton, en vue de l’exportation de la laine, la culture des céréales. Ce sont les troupeaux qui ont peu à peu fait de la Castille le désert pierreux et sans arbres qu’elle est devenue, et c’est à cause d’eux que les prairies ont de plus en plus recouvert le sol anglais en l’enlevant à la charrue et au paysan. Depuis le règne de Henri VI, le Parlement édite sans cesse des actes d’enclosure qui autorisent la conversion du sol arable en pâturages et poussent les tenanciers évincés dans ce prolétariat au sein duquel se recrutent les ouvriers de la manufacture.

Pendant que l’évolution capitaliste tend à faire du paysan, dans l’Europe occidentale, un fermier ou un salarié, elle crée pour lui en Allemagne une forme nouvelle de servage. La cause essentielle d’un phénomène si surprenant à première vue doit être cherchée dans la toute puissance et la brutalité de la noblesse à laquelle les princes territoriaux n’osent résister. Dès que, vers la fin du xiiie siècle, la colonisation de terres slaves d’au delà de l’Elbe a cessé, les nobles ont profité du malaise causé par l’excédent de population pour opprimer la classe rurale. Si l’agriculture avait été plus perfectionnée ou l’industrie plus avancée, il eût été possible aux paysans de trouver sur place de nouvelles ressources. Mais le faible développement économique de l’Allemagne les livra sans défense à leurs seigneurs. La situation depuis lors ne cesse d’empirer. A l’ouest de l’Elbe, elle ne se manifeste guère que par une recrudescence des corvées, des prestations, de l’arbitraire sous toutes ses formes. Au delà du fleuve, en Brandebourg, en Prusse, en Silésie, en Autriche, en Bohême et en Hongrie, elle fut impitoyablement poussée jusqu’à ses dernières conséquences. Les descendants des colons libres du xiiie siècle furent systématiquement dépouillés de leurs terres et réduits à la condition de serfs de corps (leibeigene). La grande exploitation dévora leurs tenures et les ravala à une condition servile si rapprochée de l’esclavage qu’il fut permis de vendre la personne du serf indépendamment du sol. Dès le milieu du xvie siècle, toute la région à l’est de l’Elbe et des monts Sudètes se couvre de Rittergüter exploités par des Junkers que le genre d’humanité qu’ils montrent à leurs esclaves blancs permet de comparer aux planteurs des Antilles. Le nègre dans le Nouveau Monde, le paysan allemand dans l’Ancien ont été par excellence les vic-