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Le latin qu’il écrit, et il s’en rend compte, n’est plus qu’un idiome barbare brutalisant la grammaire, la syntaxe et le vocabulaire ; sa morale, et malheureusement il ne s’en rend pas compte, a des indulgences bien singulières et des jugements bien surprenants. Et après lui, ce sera pis encore. A la fin du viie siècle et au commencement du viiie, ce n’est plus seulement la langue, mais la pensée elle-même qui semble être celle de paralytiques. La chronique dite de Frédégaire et certaines vies de saints de cette époque sont des monuments incomparables de l’incapacité d’exprimer les choses les plus simples.

Néanmoins, si atteinte qu’elle soit, l’Église est la grande force, ou disons mieux la seule force civilisatrice de ce temps-là. C’est par elle, en effet, que la tradition romaine s’est perpétuée, et partant c’est elle qui a empêché l’Europe de retomber dans la barbarie. Le pouvoir laïque, abandonné à ses seules forces, eut été incapable de sauvegarder ce précieux héritage. Malgré la bonne volonté des rois, leur administration maladroite et grossière était trop inférieure à la tâche qu’ils eussent voulu accomplir. Or l’Église possédait le personnel qui faisait défaut à l’État. Telle qu’elle s’était formée et développée dans l’Empire, telle elle subsistait encore après les invasions. La hiérarchie demeurait intacte, et, copiée sur l’organisation administrative de Rome, elle en conservait au milieu du désordre grandissant les assises simples et fermes. Les sièges métropolitains établis au chef-lieu de chaque province, les sièges épiscopaux institués au chef-lieu de chaque cité, ne disparurent momentanément que dans les régions du nord. Partout ailleurs ils furent épargnés ou respectés par les conquérants. Tandis que l’administration civile tombait en décadence, l’administration ecclésiastique restait inébranlable, avec les mêmes cadres, les mêmes dignitaires, les mêmes principes, le même droit, la même langue qu’elle possédait du temps de l’Empire. Au milieu de l’anarchie ambiante et en dépit de l’action dissolvante que celle-ci exerça sur elle, l’Église demeura debout malgré sa décadence momentanée ; le clergé fut protégé par le puissant édifice qui l’abritait et par la discipline qui, malgré tout, s’imposait à lui. Si ignorants, si négligents, si immoraux que fussent certains évêques, il leur était impossible de s’affranchir des devoirs essentiels de leurs fonctions. Il fallait bien qu’ils entretinssent, à côté de leur cathédrale, une école pour la formation des jeunes élèves. Pendant que l’instruction laïque disparaissait et que l’État en était réduit à n’avoir plus à