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son service que des agents illettrés, l’Église continua donc, par une nécessité inhérente à son existence même, de former un corps dont chaque membre savait au moins lire et écrire le latin. Par cela seul, elle exerça sur la société séculière une prépondérance irrésistible ; posséda, sans l’avoir voulu ni cherché, le monopole de la science. Ses écoles, sauf de rares exceptions, furent les seules écoles, ses livres les seuls livres. L’écriture, sans laquelle il n’est pas de civilisation possible, lui appartint si exclusivement, depuis la fin de l’époque mérovingienne, que ce sont aujourd’hui dans nos langues les mots qui désignent l’homme d’église, qui désignent aussi le scribe : clerc en français, clerk en anglais, klerk en flamand et en ancien allemand, diaca en ancien russe. Au cours du viiie siècle la culture intellectuelle se confina dans une classe sacerdotale. Le clergé catholique acquit par là une situation qui, avant lui, n’était échue à aucun autre clergé. Il ne fut pas seulement vénéré à cause de son caractère religieux, il ne jouit pas seulement auprès des laïques de ce prestige que la science exerce sur les ignorants, il devint encore pour la société civile un auxiliaire indispensable. L’État ne put se passer de ses services. À l’époque carolingienne, lorsqu’auront disparu les dernières traces de l’enseignement laïque, c’est au clergé que l’État sera forcé d’emprunter le personnel de ses scribes, les chefs de sa chancellerie et tous ceux de ses agents ou de ses conseillers pour lesquels un certain degré de culture intellectuelle est indispensable. Il se cléricalisera, parce qu’il ne pourra faire autrement sous peine de retomber dans la barbarie, parce qu’il ne pourra trouver ailleurs que dans l’Église des hommes capables de comprendre et d’accomplir les taches politiques qui lui incombent. Et s’il ne les trouve que chez elle, ce n’est pas que leur caractère d’apôtres du Christ les approprie particulièrement bien à son service. Les serviteurs de Celui qui a dit que son royaume n’était pas de ce monde, n’ont pas appris de lui le maniement des affaires séculières. Si cependant ils le possèdent, c’est qu’ils le tiennent de Rome, c’est que l’Église à laquelle ils appartiennent a survécu à la ruine du monde antique et que celui-ci se perpétue en elle pour l’éducation du monde nouveau. Bref, ce n’est pas parce que chrétienne, mais parce que romaine, que l’Église a reçu et conservé pendant des siècles la maîtrise de la société ou, si l’on veut, elle n’a exercé si longtemps sur la civilisation moderne une influence prépondérante que parce qu’elle était la dépositaire d’une civilisation plus ancienne et plus avancée.