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est la conséquence rigoureuse d’une constitution économique étrangère à l’idée du profit. Ce qui importe au propriétaire, c’est la régularité annuelle de son alimentation et il n’est pas de meilleur moyen de la garantir que de lui donner le caractère d’un impôt permanent. Entre le seigneur du domaine et ses paysans, aucun rapport n’existe qui soit comparable à celui qui subordonne les travailleurs à un capitaliste. Le domaine ne constitue en rien une exploitation, ni une exploitation du sol, ni une exploitation des hommes. Il est une institution sociale, non une entreprise économique. Les obligations n’y découlent point de contrats personnels, mais reposent sur le droit et la coutume. Chaque domaine a sa loi spéciale, fixée par des usages traditionnels. Le seigneur est à la fois moins et plus qu’un propriétaire foncier suivant la conception romaine ou moderne du mot : moins, car son droit de propriété est limité par les droits héréditaires de ses tenanciers à leur tenure ; plus, car son action sur ces tenanciers dépasse de beaucoup celle d’un simple propriétaire du sol.

En effet, il est leur seigneur, et ils sont ses hommes. Beaucoup d’entre eux, descendants d’esclaves affranchis ou serfs de corps, font partie de son patrimoine. D’autres, héritiers des colons de l’époque romaine, sont attachés à la glèbe. D’autres encore, qui se sont liés à lui par la recommandation, vivent sous sa protection. Sur tous, à des degrés divers, il exerce une autorité patriarcale et étend sa juridiction privée. C’est par ce groupe familial, qu’il protège et qu’il domine, qu’il est puissant. Car, à cette époque de population faible, les hommes sont bien plus importants que la terre ; celle-ci surabonde, ceux-là sont rares, et la grande affaire est de conserver soigneusement ceux qu’on possède. Aussi, les entraves qui empêchent l’homme de quitter le domaine se multiplient. Le seigneur possède sur ses serfs un droit de poursuite ; ils ne peuvent, sans son consentement, épouser des femmes étrangères à la communauté domaniale. La servitude de la glèbe, primitivement restreinte aux descendants des esclaves et des colons, s’étend peu à peu aux hommes libres vivant sous le seigneur. Cette extension graduelle de la servitude à toute la population agricole est le phénomène social le plus remarquable que présente le ixe siècle et les deux cents années qui le suivent. En règle générale le paysan de cette époque est un non-libre ; il l’est au point que, dans la langue des documents, les mots qui désignent le paysan (villanus, rusticus) deviennent synonymes de serf (servus).