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LA RÉPUBLIQUE IX

forte aux désirs modérés, et les autres à la faction contraire ; quand ces habiles magiciens, créateurs de tyrans, désespèrent de tout autre moyen de dominer le jeune homme, ils font naître en son cœur par leurs artifices un amour qui prend la tête[1] des désirs oisifs et prodigues, 573et qui est une sorte de grand frelon ailé[2] ; ou crois-tu que l’amour chez de telles gens soit autre chose ?

Non, dit-il, c’est bien un frelon.

Quand donc les autres désirs, bourdonnant autour de l’amour, parmi les nuages d’encens, les parfums, les couronnes de fleurs, les vins et tous les plaisirs dissolus propres à ces sortes de société, le nourrissent et le font croître jusqu’au dernier terme, et qu’ils réussissent à implanter l’aiguillon du désir[3] en ce frelon, alors on voit ce beau chef de l’âme, escorté par la folie, se démener comme un frénétique, et s’il trouve en lui des opinions bou des désirs réputés pour sages et gardant un reste de pudeur, il les tue et les jette hors de chez lui, jusqu’à ce qu’il ait purgé son âme de toute tempérance et l’ait remplie d’une folie étrangère.

C’est bien, dit-il, l’origine d’un homme tyrannique que tu décris là.

N’est-ce pas pour cette raison, repris-je, que depuis longtemps on appelle l’amour un tyran ?

Il y a apparence, répondit-il.

Et l’homme ivre, ami, repris-je, n’a-t-il pas aussi des dispositions à la tyrannie ?

cIl en a en effet.

Et l’homme furieux et en démence ne veut-il pas commander aux hommes et même aux dieux et ne s’imagine-t-il pas qu’il en est capable ?

Certainement, fit-il.

  1. Cette passion maîtresse devient le champion des désirs frelons, exactement comme le tyran en herbe est le προστάτης du prolétariat. Se reporter à VIII 564 d, 565 c sqq.
  2. L’épithète est doublement appropriée, puisque Éros aussi a des ailes.
  3. L’aiguillon du désir (πόθου κέντρον) est l’excitation du désir non satisfait. Cf. Phaedr., 253 e. Le Cratyle 420 a définit ainsi le désir : πόθος, οὐ τοῦ παρόντος, ἀλλα τοῦ ἄλλοθι που ὄντος καὶ ἀπόντος..