Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/287

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ciété : la communauté, en un mot, n’accepte point l’égalité, et nie la justice. Quel est donc le principe auquel elle donne la préférence ? Nous l’ayons dit, d’après M. Cabet, la fraternité. Et il faut bien que je l’avoue, cette niaiserie compte parmi ses apologistes des hommes de beaucoup moins d’innocence que l’honorable M. Cabet.

L’égalité et la justice, à ce qu’assurent ces profonds théoriciens, ne sont que des rapports de propriété et d’antagonisme, qui doivent disparaître sous la loi d’amour et de dévouement. Dans ce nouvel état, donner est synonyme de recevoir ; le bonheur consiste à se prodiguer ; à l’émulation des égoïsmes succède l’émulation des dévouements. Telle est l’idée supérieure du socialisme, idée qu’il est de notre devoir d’approfondir ; car, grâce à cette idée supérieure, nous perdons toutes les idées inférieures de juste, d’injuste, de droit et de devoir, d’obligation et de dommage, etc., etc. D’idée supérieure en idée supérieure, nous finirons par n’avoir plus d’idée.

Il est constant que l’homme primitif, livré à ses inclinations matérielles, éprouve médiocrement cet amour mystique du semblable que Jésus-Christ lui-même, selon Pierre Leroux, n’aurait qu’imparfaitement connu, et que les communistes ont pris pour base de leur doctrine. L’état de guerre est l’état primordial du genre humain. Avant de s’entre-dévouer, les hommes commencent par s’entre-dévorer ; le sacrifice du prochain précède toujours le sacrifice au prochain ; l’anthropophagie et la fraternité sont les deux extrêmes de l’évolution économique. Ajoutons que chaque individu reproduit dans sa vie, et à chaque instant de sa vie, cette double face de l’humanité.

Ainsi la fraternité, par laquelle s’exprime en nous le triomphe de l’ange sur la brute, est moins un sentiment spontané qu’un sentiment développé, fruit de l’éducation et du travail. Quel est donc le système d’éducation de la fraternité ? Il est étrange que nous soyons encore réduits à nous adresser cette question, après tant d’homélies fraternelles.

Les communistes raisonnent comme si la fraternité devait naître uniquement de la persuasion. Jésus-Christ et les apôtres prêchaient la fraternité : on nous prêche la fraternité. Soyez frères, nous dit-on, parce qu’autrement vous seriez ennemis ; votre choix n’est pas libre. La fraternité ou la mort ! Devant ce dilemme l’homme n’a jamais hésité, il a choisi la mort. Est-ce sa faute ?