Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/213

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paupière, et qui consiste à poser sur les choses l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me doutant pas du brusque changement d’âme qui m’attendait, aller toujours dans d’autres hôtels, où je dînerais pour la première fois, où l’habitude n’aurait pas encore tué, à chaque étage, devant chaque porte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existence enchantée, où j’aurais à approcher de ces femmes inconnues que les palaces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre en commun ?

J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux premier président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour le premier jour, des vagues, les chaînes de montagne d’azur de la mer, ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesté négligente — rien qu’à sentir, pour la première fois depuis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel — laquelle, semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux comme le charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre que pour changer de cravates. Les draps du lit, trop fins, trop légers, trop vastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui restaient soufflés autour des couvertures en volutes mouvantes, m’eussent attristé autrefois. Ils bercèrent seulement, sur la rondeur incommode et bombée de leurs voiles, le soleil glorieux et plein d’espérances du premier matin. Mais celui-ci n’eut pas le temps de paraître. Dans la nuit même l’atroce et divine présence avait ressuscité. Je priai le directeur de s’en aller, de demander que personne n’entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussai son offre de faire chercher chez le pharmacien l’excellente drogue. Il fut ravi de mon refus car il craignait que des clients ne