Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/263

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pose d’Albertine auprès de Gisèle et qui m’avait paru innocente alors ; elle suffisait maintenant pour détruire le calme que j’avais pu retrouver, je n’avais même plus besoin d’aller respirer au dehors des germes dangereux, je m’étais, comme aurait dit Cottard, intoxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j’avais appris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont Swann avait été joué toute sa vie. Au fond, si je veux y penser, l’hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le caractère d’Albertine et interpréter douloureusement chaque moment d’une vie que je ne pouvais pas contrôler entière, ce fut le souvenir, l’idée fixe du caractère de Mme  Swann, tel qu’on m’avait raconté qu’il était. Ces récits contribuèrent à faire que, dans l’avenir, mon imagination faisait le jeu de supposer qu’Albertine aurait pu, au lieu d’être une jeune fille bonne, avoir la même immoralité, la même faculté de tromperie qu’une ancienne grue, et je pensais à toutes les souffrances qui m’auraient attendu dans ce cas si j’avais jamais dû l’aimer.

Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur la digue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les plus dures et les plus humiliantes, et Rosemonde disait : « Ah ! ce que vous êtes changé tout de même pour elle, autrefois il n’y en avait que pour elle, c’était elle qui tenait la corde, maintenant elle n’est plus bonne à donner à manger aux chiens. » J’étais en train, pour faire ressortir davantage encore mon attitude à l’égard d’Albertine, d’adresser toutes les amabilités possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du même vice, me semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante et neurasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot de ses deux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à l’angle de laquelle nous nous tenions, la calèche de Mme  de Cambremer. Le premier