Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/42

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Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes comme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements qui paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés par le besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consentements, l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois insurmontables, qu’il rencontre chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si se produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ; ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre,