Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/223

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en arrière à partir de ce moment dans notre conversation) : « Ah ! je ne sais pas, je ne me rappelle pas les noms », faisait aussi bien de sa figure, et, s’accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l’air tout autre, serré, animé, à l’avant, de « j’ai justement » signifiait une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m’eût-il servi ? Certes, elle ne mentait pas de la même manière qu’Albertine. Et certes les mensonges d’Albertine m’étaient plus douloureux. Mais d’abord il y avait entre eux un point commun : le fait même du mensonge qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui se cache dans ce mensonge. On sait bien que chaque assassin, en particulier, s’imagine avoir tout si bien combiné qu’il ne sera pas pris, et, parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu’on aime. On ignore où elle est allée, ce qu’elle y a fait. Mais au moment même où elle parle, où elle parle d’une autre chose sous laquelle il y a cela, qu’elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et la jalousie redoublée puisqu’on sent le mensonge, et qu’on n’arrive pas à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était donnée par bien des particularités qu’on a déjà vues au cours de ce récit, mais principalement par ceci que, quand elle mentait, son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendre vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l’idée que se fait le menteur, n’est pas du tout le vrai. Dès qu’en écoutant quelque chose de vrai, on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l’est peut-être plus que le vrai, qui l’est peut-être trop, l’oreille un peu musicienne sent que ce n’est pas cela, comme pour un vers faux, ou un mot lu à haute voix pour un autre. L’oreille le sent et, si l’on aime, le cœur s’alarme. Que ne songe-t-on