Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/159

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l’autre chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j’avais d’elle cette notion vague qu’on a de ses propres membres, et s’il m’arrivait de penser à elle, c’était comme on pense, avec l’ennui d’être lié par un entier esclavage, à son propre corps. « Et quelle potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries du Lundi, que la conversation de cet apôtre ! Songez que j’ai appris par lui que le traité d’éthique où j’ai toujours révéré la plus fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à notre vénérable collègue X… par un jeune porteur de dépêches. N’hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a témoigné en cela de plus de respect humain ou, si vous aimez mieux, de moins de gratitude que Phidias qui inscrivit le nom de l’athlète qu’il aimait sur l’anneau de son Jupiter Olympien. Le baron ignorait cette dernière histoire. Inutile de vous dire qu’elle a charmé son orthodoxie. Vous imaginez aisément que, chaque fois que j’argumenterai avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouve à sa dialectique, d’ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l’œuvre insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue, dont la sagesse est d’or, mais qui possédait peu d’argent, le télégraphiste a passé aux mains du baron « en tout bien tout honneur » (il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une place aux colonies, d’où celui-ci, qui a l’âme reconnaissante, lui envoie de temps à autre d’excellents fruits. Le baron en offre à ses hautes relations ; des ananas du jeune homme figurèrent tout dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin, qui, à ce moment, n’y mettait pas