Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/167

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quelque vérité pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune, mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les points de l’espace et du temps qu’il eût fallu. Et encore, quel instinct m’eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes filles de Balbec, ou avec l’amie de Mme Bontemps qu’elle avait frôlée, ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec Mlle Vinteuil ?

Je dois dire que ce qui m’avait paru le plus grave et m’avait le plus frappé comme symptôme, c’était qu’elle allât au-devant de mon accusation, c’était qu’elle m’eût dit : « Je crois qu’ils ont eu Mlle Vinteuil ce soir », ainsi à quoi j’avais répondu le plus cruellement possible : « Vous ne m’aviez pas dit que vous l’aviez rencontrée. » Ainsi, dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au lieu de lui dire que j’étais triste, je devenais méchant. Il y eut alors un instant où j’eus pour elle une espèce de haine qui ne fit qu’aviver mon besoin de la retenir.

« Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d’autres choses que vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme, par exemple, votre voyage de trois jours à Balbec ; je le dis en passant. » J’avais ajouté ce mot : « Je le dis en passant » comme complément de : « même les choses les plus insignifiantes », de façon que, si Albertine me disait : « Qu’est-ce qu’il y a eu d’incorrect dans ma randonnée à Balbec ? » je pusse lui répondre : « Mais je ne me rappelle même plus. Ce qu’on me dit se brouille dans ma tête, j’y attache si peu d’importance. » Et en effet, si je parlais de cette course de trois jours, qu’elle avait faite avec le mécanicien, jusqu’à Balbec, d’où ses cartes postales m’étaient arrivées avec un tel retard, j’en parlais tout à fait