Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/183

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sais quelle demande de la sorte, que je ne cherchais pas à définir, mais qui m’épouvantait, cette crainte m’avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais elle s’était dissipée, contredite, d’ailleurs, par le souvenir de tout ce qu’Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison. L’intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se manifestait que d’une façon obscure, par certains regards tristes, certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela, mais qui, si on raisonnait (et on n’avait même pas besoin de raisonner car on comprend immédiatement ce langage de la passion, les gens du peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s’expliquer que par la vanité, la rancune, la jalousie, d’ailleurs inexprimées, mais que dépiste aussitôt chez l’interlocuteur une faculté intuitive qui, comme ce « bon sens » dont parle Descartes, est la chose du monde la plus répandue), révélaient la présence en elle d’un sentiment qu’elle cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie sans moi. De même que cette intention ne s’exprimait pas dans ses paroles d’une façon logique, de même le pressentiment de cette intention, que j’avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague. Je continuais à vivre sur l’hypothèse qui admettait pour vrai tout ce que me disait Albertine. Mais il se peut qu’en moi, pendant ce temps-là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas penser, ne me quittât pas ; cela est d’autant plus probable, que, sans cela, je n’eusse nullement été gêné de dire à Albertine que j’étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu d’étonnement que me causa sa colère n’eût pas été compréhensible. De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c’était l’idée d’une Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s’en faisait, à celle aussi que