Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/202

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brusques désirs d’indépendance. Et n’était-il pas difficile de croire qu’elle n’en avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle, dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu’à la colère avec laquelle elle avait appris que j’étais allé chez les Verdurin, s’écriant : « J’en étais sûre », et achevant de tout dévoiler en disant : « Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux » ? Tout cela corroboré par la rencontre d’Albertine et de Mlle Verdurin que m’avait révélée Andrée. Mais peut-être, pourtant, ces brusques désirs d’indépendance, me disais-je quand j’essayais d’aller contre mon instinct, étaient causés — à supposer qu’ils existassent — ou finiraient par l’être, par l’idée contraire, à savoir que je n’avais jamais eu l’idée de l’épouser, que c’était quand je faisais, comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou l’autre, croyance que ma scène de ce soir n’avait pu alors que fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette résolution : « Si cela doit fatalement arriver un jour ou l’autre, autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre, que le plus faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix, créent, au contraire, d’abord la croyance chez chacun des deux adversaires que l’autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture, et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que c’est l’autre qui l’a voulue. Même si la menace n’était pas sincère, son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu’où le bluff peut réussir est difficile à déterminer ; si l’un va trop loin, l’autre, qui avait jusque-là cédé, s’avance à son tour ; le premier, ne sachant plus changer de méthode, habitué à l’idée qu’avoir l’air de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l’éviter (ce que j’avais fait ce soir avec Albertine),