Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/21

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y était qu’il n’eût même pas regardé le timbre de la poste.) Mais il est temps de rattraper le baron qui s’avance, avec Brichot et moi, vers la porte des Verdurin.

« Et qu’est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami hébreu que nous voyions à Doville ? J’avais pensé que si cela vous faisait plaisir on pourrait peut-être l’inviter un soir. » En effet, M. de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et les gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La surveillance qu’il chargeait un vieux domestique de faire exercer par une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se croyaient filés et qu’une femme de chambre ne vivait plus, n’osait plus sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses. « Elle peut bien faire ce qu’elle veut ! On irait perdre son temps et son argent à la pister ! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque chose ! » s’écriait ironiquement le vieux serviteur, car il était si passionnément attaché à son maître que, bien que ne partageant nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s’ils étaient siens. « C’est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n’apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C’était, d’ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d’éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C’est d’ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L’amour de l’homme qu’ils aiment pour une femme est quelque chose d’autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse