Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/243

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la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo.

Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi qu’Albertine n’était contente de rien ; que, quand je lui faisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l’automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Ce soir, où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grande chaleur m’avait énervé, je ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude : « Oui, vous pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n’est qu’un cri. » Mais aussitôt je me rappelai qu’Albertine m’avait dit une fois combien elle me trouvait l’air terrible quand j’étais en colère, et m’avait appliqué les vers d’Esther :

Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d’émoi
Hélas ! sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux.

J’eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j’avais fait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût une paix armée et redoutable, en même temps qu’il me semblait utile de montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pour qu’elle n’en eût pas l’idée : « Pardonnez-moi,