Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/82

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avait cette aimable invitation : « Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendredi prochain à 9 h. ½. » Au-dessous étaient écrits ces deux mots moins gracieux : « Quatuor Tchèque. » Ils me semblèrent fort inintelligibles, sans plus de rapport, en tous cas, avec la phrase précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l’épistolier en avait commencé une autre par les mots : « Cher ami », la suite manquant, et n’a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie de papier. J’aime bien Éliane : aussi je ne lui en voulus pas, je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés de « quatuor tchèque », et comme je suis un homme d’ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l’invitation de penser à Madame de Montmorency le vendredi à 9 h. ½. Bien que connu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau — et le rire s’épanouit plus largement autour de M. de Charlus, qui savait qu’au contraire on le tenait pour l’homme le plus difficile à vivre — je fus en retard de quelques minutes (le temps d’ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop de remords, pensant que 9 h. ½ était mis pour 10, à dix heures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d’épais chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane comme elle me l’avait demandé, et avec une intensité qui ne commença à décroître qu’à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie, que j’ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu’elle sera contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout ensemble. « Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu’elle avait dépassé, et de beaucoup, le temps qu’on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld ? — Oh ! cela, c’est impossible, ils m’ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus importante à concevoir et à réaliser et qui s’appelle, si j’en crois