Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/59

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la viande, songe à toi, car tu n’as plus ici ni père ni mère. » Je lui racontai ce qui m’était arrivé, et il me fit déshabiller et porter à ma chambre, qui était aussi celle de quatre autres domestiques de la maison. Je me couchai, je dormis, et ayant d’ailleurs très bien dîné et soupé, je me trouvai le soir aussi fort que si je n’eusse éprouvé aucune disgrâce. Mais il semble que quand nous avons commencé à essuyer des désagréments, ils ne doivent plus finir, qu’ils forment entre eux une chaîne et se tirent les uns les autres.

Mes camarades vinrent se coucher, et après m’avoir tous salué, ils me demandèrent si j’étais malade et pourquoi ils me trouvaient au lit. Je leur fis part de ma malheureuse aventure, et ils commencèrent aussitôt, comme s’ils eussent été incapables d’aucun mal, à faire des signes de croix en disant : « Pareille chose ne se ferait pas chez les luthériens. Y a-t-il jamais eu méchanceté semblable ? » Un d’eux ajouta : « Le recteur a tort de ne pas remédier à cela. En reconnaîtriez-vous les auteurs ? » Je leur répondis que non, et je les remerciai de la bonté qu’ils me témoignaient. Durant ces propos, ils achevèrent de se déshabiller, se couchèrent, éteignirent la lumière, et je m’endormis, car il me semblait être avec mon père et mes frères.

Vers minuit, je fus réveillé par l’un d’eux, qui criait de toutes ses forces : « Au voleur ! on me tue ! » Ces cris étaient mêlés d’autres voix et du bruit de plusieurs coups de fouet qu’on donnait sur son lit.