Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/10

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n’ayant pas de maîtresse, il ne pourrait trouver à sa faute le prétexte toujours honorable de l’ignorance où nous tient l’amour de tout ce qui n’est pas lui-même. Donc, Julien Delbray aurait été seul responsable d’un pareil manquement aux lois amicales et sociales, et, le pire, c’est qu’il n’en eût pu avouer la véritable cause. Comment, en effet, lorsque l’on n’a plus vingt ans, convenir que l’on souffre du vide de son cœur, de solitude, d’ennui ?

C’est pourtant dans une de ces méditations moroses, auxquelles je me laisse aller trop souvent depuis quelques mois, que m’a surpris, ce matin, mon valet de chambre Marcellin. Marcellin est un serviteur intelligent. Il a tous les défauts de sa condition, mais il a une qualité rare et qui le rend précieux. Il excelle à décourager les importuns. Il comprend fort bien que, pour ne rien faire, on ait besoin de tranquillité. Il se rend compte qu’il n’est amusant de fureter dans une bibliothèque, de feuilleter un livre, de regarder des gravures, de déplacer et d’assortir des bibelots que si l’on est sûr de n’être pas dérangé ; il sait que, pour fumer avec agrément un paquet de cigarettes, il faut un loisir assuré ; aussi, quand il me voit livré à quelqu’une de ces occupations, ou même lorsqu’il constate que je me borne à rester étendu sur mon divan, en faisant passer devant mes yeux les images de ma rêverie, il est plein de respect pour ma paresse et ne souffrirait pour rien au monde qu’on la troublât.

Par contre, Marcellin déteste le spectacle démoralisant de la mélancolie, des sombres pensées et