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LA DOUBLE MAÎTRESSE

de Mlle Damberville, et, le plus souvent, il y faisait la sourde oreille. L’os passa ; Gurcy but un grand verre de vin et se reprit à manger en mettant les bouchées doubles.

— « Mlle Damberville a dit vrai, Monsieur, continua l’abbé en poussant un gros soupir. Je suis assez bon spectateur de tout. La nature me donna le goût de l’amour, mais ma figure m’y rendait peu propre. Je le compris et essayai de m’en distraire ; j’adoptai un état qui m’en dispensait et qui me préservait du ridicule qu’il y a dans le monde à ne point être aimé et à aimer mal à propos. Mon infirmité, par ce stratagème, devenait une vertu. Ne devant m’intéresser à personne en particulier, j’ai cherché à m’intéresser à tout. Dure nécessité, Monsieur, que de répandre au dehors un sentiment tout intime et de le disperser sans qu’il vous fasse retour. J’ai aimé la terre et la nature, les animaux et les hommes, les saisons et leurs fruits, l’univers, pour tout dire, en son présent et en son passé.

« Ne pouvant prétendre à posséder la beauté dans le corps vivant d’une femme, je l’ai cherchée sous des formes éparses et diverses, sur le visage des passantes, aux sourires des danseuses et des comédiennes, sur le relief des médailles, sur les profils des camées, dans l’attitude des statues. Et je puis dire, Monsieur, que j’ai été récompensé de mes peines. Il s’est formé dans mon esprit une figure imaginaire qui durera autant que moi. Que dis-je, la terre même m’a été propice, car elle m’a montré une fois l’image exacte de mon désir. Le vieux sol latin m’a livré son plus beau trésor en cette Vénus