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les dépaysés

Nous étions au mois d’août, mois des moissons. Un lundi, Jeanne était sortie pour aller porter le goûter à son père et à ses frères qui travaillaient aux champs ; elle rencontra Paul dans le chemin creux qui côtoyait leur ferme.

« Bonjour Jeanne », lui dit-il. « Je voudrais vous parler », continua-t-il résolument.

Elle sentit tout chavirer autour d’elle. Son cœur battait dans sa poitrine une si étrange musique, qu’elle paraissait remplir tous les champs de ses ondes sonores. Elle s’approcha machinalement, s’accouda sur la clôture, et attendit les paroles qu’elle attendait depuis tant de mois. Paul avait arrêté son cheval, se pencha vers elle, et lui dit :

« Vous savez qu’il nous faut remplacer notre mère morte. J’ai songé que vous voudriez bien être pour moi celle qui n’est plus. Ne me répondez pas maintenant, j’irai chercher votre réponse dimanche soir. »

Il leva les guides et partit. Jeanne resta sur place à regarder sans voir les moucherons qui voletaient. Il se fit autour d’elle un immense murmure qui la noyait de ses harmonies, et ensuite, un vaste silence où elle n’entendait que les pulsations de son cœur faisant la même étrange musique. C’était un chant lointain, doux et puissant, qui montait, augmentait, éclatait comme la marée à midi. Elle tressaillit, regarda à l’horizon, vit des hommes qui fauchaient. Leur présence la rappela à la réalité, mais à une nouvelle réalité. Des oiseaux passaient, jetaient des notes vibrantes, des peupliers frissonnaient, un silence verdoyant remplissait les prairies que seul troublait le rythme des faux. Ce fut pour Jeanne une semaine d’ivresse. Elle gardait son cher