Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/108

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plairait pas de m’envoler un beau matin pour le Mexique ou la Nouvelle-Grenade. Si tu viens, il est bien entendu avec M. Fortier que je puis m’en aller quand je voudrai. Du reste, je suis toujours avec les parents un étranger qu’on estime, qu’on aime même un peu, mais je suis loin d’être un ami, on me traite avec la plus grande politesse, tout en ignorant ce que c’est que la cordialité ; ils me croient un peu fou ou, comme ils le disent poliment, monomane. Quant aux enfants, ils m’aiment beaucoup, et il ne m’est pas difficile de comprendre que les parents trouvent cette affection des enfants peu convenable, pour l’aînée de mes élèves surtout, jeune fille aux grands yeux qui entre dans sa quatorzième année. Tout ce qu’on me demande, c’est d’être en classe un dictionnaire ambulant et à table un bon diable ; par malheur je suis quelque chose de plus. Tout cela n’empêche pas qu’on serait assez vexé si je partais, parce qu’il serait assez difficile de me remplacer. Voilà… voilà. Du reste pour te donner un insight (vue intérieure) dans le caractère des créoles, il me suffît de te dire que la Faye, le brave homme qui m’a sauvé de la gueule de la mort, est resté pendant six ans dans le pays sans faire un ami, et pourtant c’est un homme chaud, dévoué, hardi, savant et excentrique, et tu sais que l’originalité fait pour le moins autant d’amis que d’ennemis ; mais, comme le brave la Faye n’appartient à aucune tribu créole, il lui serait aussi difficile de trouver un ami qu’il l’aurait été à Kedar Lahomer de devenir l’intime du père Abraham. Ici on a encore l’esprit de classe qui est inférieur à celui de caste.

Écris pour que je sache de quel côté il faut que je me tourne.