Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/112

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blants de projets que la chance pourrait me faire réaliser. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas que je suis enceint depuis longtemps d’un Mistouflet géographique que je veux mettre au monde sous forme de livre ; j’ai déjà suffisamment griffonné ; mais cela ne me suffît pas, je veux aussi voir les Andes pour jeter un peu de mon encre sur leur neige immaculée. Pour ce, je m’achète un mulet, mulet auquel déjà je cherche vainement un nom magnifique, je le charge d’une caisse remplie de fils, d’aiguilles et d’épingles, et je vais de montagne en montagne et de ville en ville les vendre aux hommes reconnaissants. Là-bas, on peut acheter cinquante livres de bananes pour trois aiguilles ; ajoutons-y généreusement sept aiguilles pour cinquante livres de manioc et je vis avec une profusion toute sardanapalesque pour une aiguille par jour. N’est-ce pas, Noémi, que tous ces plans sont fort sages ?

Quant à Mannering, le pauvre ami est mort, mort misérablement de la fièvre jaune. Il m’a fait demander par le télégraphe pendant sa maladie, mais la dépêche a mis quinze jours pour faire quarante lieues. La vie du pauvre Johnny était manquée. Ce qui la tué moralement, c’est d’abord d’avoir été un brave homme sans avoir su se tailler une vie à soi à grands coups d’épée ; ce qui la tué physiquement, c’est d’avoir trop mangé de beefsteak. Pour ralentir le sang et la respiration, il serait bon, surtout ici, de vivre uniquement de fruits et de légumes, mais lui se précipitait avidement sur les chairs saignantes des tables américaines ; aussi dès que Ta saisi, elle la brûlé comme une allumette chimique. Quand j’ai su la mort, j’ai frappé sur ma table, et j’ai crié « Mannering, viens ici, sacré nom d’un tonnerre ! » Mais l’évocation n’a rien fait, je n’ai