Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/111

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hurleur. Certes tout cela me vaudrait mieux que de voler les nègres qui ont bien gagné par la sueur et le sang l’argent que je mets dans la poche ; de répercussion en répercussion, c’est bien moi qui tiens le fouet et cela ne m’agrée que fort peu.

J’ai bien une autre raison…

Ainsi donc la vertu et la morale, mais surtout l’horreur que j’ai pour l’esclavage et l’église et la chevalerie créole, tout cela m’engage à décamper au plus vite.

« Que ferai-je là-bas ? » demandes-tu toujours, chère et sage Noémi ? Que le Dieu inventé jadis par Voltaire me garde de le savoir ! J’irai devant moi et je m’arrêterai quand j’aurai vendu mon dernier bouton. Je regarderai le manque de picaillons ou de maravédis comme une manifestation évidente de la prédilection céleste pour l’endroit où je me trouverai, et c’est là que je tâcherai encore de violer la misère pour lui faire procréer un morceau de pain, un peu de paille et des paletots. Je me ferai ou berger ou tondeur de chiens, ou peintre de bâtiments ou professeur d’obstétrique, ou bien même je me badigeonnerai la figure en noir pour tâter un peu de l’état de nègre. Tout m’est bon, pourvu que je marche. Mais dès que tu me diras, chère sœur : « je viens ! » alors je vais m’arrêter dans quelque charmante vallée, au pied de l’Ande sourcilleuse, sur les bords d’un fleuve qui descend en grondant vers l’Amazone ; je réclame de la Nouvelle Grenade mes dix hectares, et j’y construis une charmante cabane. Viens, ce sera délicieux ; plus tard, lorsque trois ou quatre années de paradis t’auront fatiguée, il sera temps de revoir le vieux monde.

Cependant quand même vous ne viendrez pas de sitôt (ce qu’à Dieu ne plaise !) j’ai bien quelques sem-