Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/125

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puisque nous ne traînons plus le boulet, ne le rivons pas de nouveau à notre pied. Ainsi donc, malgré toute la peine que je me suis donnée, je ne trouve que le jardinage, qui peut en effet nous donner le pain de chaque jour mais non pas l’indépendance que nous cherchons. Pour gagner dix sous, il faudrait deux cents mangos, les charger sur le dos d’une bourrique et les faire porter au marché. Comment avec de pareilles ventes pourrions-nous espérer jamais de revoir l’Europe ? Comment pourrions-nous acheter un seul livre, apprendre quoi que ce soit ? Nous sommes hors du monde réel, et tu sais qu’il n’y a pas de travail plus fatigant et plus douloureux que celui de l’esprit qui se dévore lui-même en cherchant un travail qui lui échappe. Depuis la Havane, je n’ai pas encore lu un seul journal, et cependant c’est une rare jouissance que de pouvoir tous les matins passer le monde en revue sur une feuille de papier…

Cher et bon grand ami de mon cœur ; tu sais combien j’aurais vivement désiré te procurer ici quelques années de repos, mais je ne puis cependant te tendre un guet-apens. J’espère que vous m’approuverez et que vous consentirez à vivre encore à Paris avec vos bons amis de là-bas ; je tâcherai moi-même d’aller partager ton collier, tâche de me trouver une place de n’importe quoi, de balayeur ou de marmiton. Ce qui me plairait le mieux serait le commerce à côté de toi. Je vais tâcher de partir aussitôt que possible. Si je n’ai pas l’argent nécessaire, ce qui, par Jupiter ! est fort à craindre, je reviendrai travailler au jardinage chez un Italien, qui me donnera le logement et la nourriture en échange de mon travail. Si je reste, je vous écrirai ; si vous ne recevez pas de nouvelles de moi, c’est