Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/142

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bouche de l’Enea pour transporter à l’autre bord bourrique, effets et marchandises. Des marchandises ? diras-tu ! Oui, je me suis fait assez vil pour cela. On nous avait dit que si l’on ne faisait pas d’échanges avec les Indiens Aruacos de la Sierre, on courait risque de mourir de faim. Et, pour ne pas mourir de faim, nous avons emporté de petites marchandises et de la morue aussi puante qu’il le faut pour plaire aux Indiens. Édifie le beau-père, en lui disant quel honorable métier exerce son neveu, mais garde-toi bien de dire que j’ai donné la caisse de morue au premier venu et le reste à n’importe qui. Représente-moi plutôt, gravissant les montagnes avec un gros sac sur le dos et détaillant des morceaux de vieille morue à des Indiens encore plus sales que moi. Le spectacle de ce jeune homme indocile, réduit à se faire vil brocanteur de morue, ne manquera pas de lui inspirer des paroles d’une haute sagesse.

Un autre jour, cette fois en l’absence de la bourrique qui nous avait demandé grâce, nous nous enfoncions jusqu’au cou dans l’eau pourrie d’un marais, à la recherche d’un sentier imaginaire, puis nous traversions à la lueur des éclairs un gave de montagne dont le courant nous emportait de rocher en rocher ; puis une heure après, je revenais sur mes pas, courant à travers la neige et la pluie, le long du sentier débordé comme un ruisseau, bondissant et nu comme un satyre à la recherche d’une aimable petite chienne qui venait de se perdre. C’est là, pour la première fois, que M. le tonnerre a daigné me prendre pour collaborateur : n’ayant pas sans doute son compte d’électricité, il a daigné s’emparer de la mienne, et, tout en exécutant un mouvement de recul semblable à celui d’une arme à feu qu’on décharge, j’ai eu la satisfaction de me dire