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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

famille qu’au moyen de procédés perfectionnés dont il n’était point question à cette époque en Russie. Au fond, sous le nom de rachat, les paysans avaient à indemniser le seigneur pour leur liberté personnelle et pour l’affranchissement des trois journées de corvée par semaine que chaque serf, homme ou femme, lui devait[1].

Un des plus brusques changements produits par la libération des serfs fut la ruine d’une très grande partie de la noblesse. A peine les nobles — surtout ceux qui ne visitaient leurs terres que pour y passer quelques mois à la belle saison — avaient-ils reçu les obligations représentant le prix du rachat qu’ils les négociaient et en dépensaient le montant avec un luxe fastueux. D’autres vendaient les terres qui constituaient leur fortune particulière : on dit que près de 30 millions d’hectares devinrent ainsi en peu de temps la proie des spéculateurs et des usuriers, tandis que l’Etat, par les facilités offertes à l’hypothèque des terres et aussi par des confiscations, devenait propriétaire de fait de la majeure partie des domaines seigneuriaux. Enfin, beaucoup de propriétaires, sans doute la majorité, plus attirés par la vie du fonctionnaire que par celle du gentilhomme campagnard, préféraient louer leurs terres aux paysans que de les faire valoir eux-mêmes et ne réussissaient qu’à précipiter à la ruine leurs anciens serfs.

Au milieu de la population agricole augmentant rapidement, dépourvue de terres suffisantes et pour laquelle la culture du sol est le seul travail possible, les prix des baux s’élevèrent bientôt. Aussi, depuis quarante ans, la situation d’une quarantaine de millions de paysans n’a-t-elle cessé d’empirer dans la Russie centrale : le « rachat », les impôts croissants, les baux élevés, l’ignorance de bonnes méthodes culturales ont amené l’agriculteur russe au même niveau que celui de l’Irlande. Certes, il y a des exceptions, l’initiative et l’entr’aide ont été suffisantes çà et là — principalement dans le gouvernement de Moscou — pour faire remplacer le soc primitif par la charrue profonde et pour introduire avec le trèfle une méthode d’assolement quadriennale. Mais combien de paysans succombent à la misère et combien échangent un esclavage pour un autre, celui du barine pour celui de l’usurier, juif ou orthodoxe, plus implacable encore ! Que de communes, que de districts se trouvent décimés par suite de mauvaises récoltes et de la famine toujours menaçante !

  1. Pierre Kropotkine, Notes manuscrites.