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misère du paysan russe

Un fait grave se produisit à la même époque, la naissance d’un prolétariat industriel : une nouvelle caste se formait ainsi en même temps que la caste de la bourgeoisie s’accroissait en force par la fondation des manufactures et l’asservissement du commerce, mais, quoi qu’on en puisse penser, les ouvriers d’usine restent en Russie l’infime minorité. Si, dans les provinces centrales, les petites industries paysannes et saisonnières occupent plus de sept millions de personnes, le service des manufactures, malgré les primes et les faveurs gouvernementales, ne réclame guère que deux millions de travailleurs, c’est-à-dire qu’il n’a emprunté au travail agricole que moins d’un cinquantième de l’augmentation de population entre 1861 et 1906. Aujourd’hui encore, l’immense majorité de la population russe n’a d’autre ressource que l’agriculture.

Toute grande révolution est génératrice de progrès et de regrès, et suivant que l’histoire examine les uns ou les autres, elle est portée soit à déplorer soit à célébrer les résultats de l’événement. Mais, quant aux conséquences de l’émancipation des serfs de la Russie, il n’y a point de doute possible. Malgré toutes les réticences et les mauvaises volontés, malgré les maussades tentatives des réformateurs qui tâchaient de reprendre d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre, l’esclavage n’était pas moins aboli ; le maître n’avait plus le droit de cravacher son domestique ni la maîtresse celui de percer d’épingles la chair de sa rivale serve ; le travailleur pourrait désormais travailler en chantant, puisque il avait racheté sa terre et la disait sienne, pouvait la retourner, la féconder avec amour. L’admirable conséquence de l’émancipation, c’est que du coup commençait à se former une opinion publique dans cette masse jadis inerte, et qu’il fallait déjà, en vertu de la logique des choses, donner une certaine satisfaction à cette opinion publique. C’est ainsi que l’institution du jury fut admise en Russie, au grand scandale des vieux conservateurs : un des verdicts les plus retentissants du nouveau tribunal fut d’acquitter une jeune fille, Vera Zassoulitch, qui avait vengé la fustigation d’un prisonnier sur la personne du coupable en chef, le général de la police (1878). De même, le gouvernement fut entraîné par l’esprit de l’émancipation jusqu’à laisser les paysans exposer leurs doléances et formuler leurs propositions dans les assemblées cantonales ou zemstvo. La Russie vit ces choses étranges : les juges de paix élus au second degré par tous les paysans à l’égal de leurs seigneurs, puis des parlements où les campagnards se permettaient