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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

magne se fit ainsi dans les esprits bien longtemps avant qu’on essayât de lui donner une existence pratique. Lorsque la nation germanique était encore découpée en un nombre mal défini de grands et de petits États et de provinces ayant chacun son idéal unitaire distinct, le sentiment national travaillait déjà à la constitution unitaire de toute la partie de l’Europe centrale, wo die deutsche Zunge klingt. On peut dire que l’Allemagne est bien plus la création de Lessing que celle de Bismarck, et combien la première partie de l’œuvre dépasse la seconde en logique et en précision ! Elle est complète, en un tenant, et ne se complique d’aucune atteinte portée à des droits étrangers ; elle embrasse bien toute l’Allemagne et ne pense pas à s’agrandir aux dépens des voisins sous prétexte de politique, de stratégie et de précédents historiques.

Mais, en comparaison de cette Allemagne des penseurs, bien différente en a été la réalisation ! Combien de fois les auteurs du drame ont-ils voulu consolider le principe de la nationalité par sa violation même, fortifier la patrie allemande en l’appuyant sur une zone extérieure de territoires qui ne lui appartiennent pas, et qui, en vertu de la langue, de l’origine, aussi bien que de la volonté précise des habitants, sont une part vivante de la chair d’une autre nation ! Malgré les commentaires, les restrictions, les gloses scientifiques, il ne saurait y avoir de doute sur le fait de l’attachement des Alsaciens de langue allemande aussi bien que des Lorrains de langue française à l’ensemble politique dont Paris est le chef-lieu. Il n’est pas douteux non plus que les Danois vivant au nord de l’Eider jusqu’à la frontière actuelle du Jylland sont bien de vrais Danois, non moins par le cœur que par la langue et la tradition des aïeux. Enfin, près d’un siècle et demi s’est écoulé dans les plaines orientales de la Germanie depuis que les Polonais de la Poznanie ont été violemment attribués à la Prusse et les descendants de ceux qui furent ainsi arrachés à tout leur passé sont restés Polonais quand même, protestant toujours au fond du cœur contre le tort inexpiable commis envers leur race.

Ainsi l’Allemagne comme l’Italie et comme la Grèce — car celle-ci, dans ses ambitions nationales, ne se gêne point pour revendiquer comme autant d’Hellènes bien des Roumains, des Albanais, des Slaves et même des Turcs de la Macédoine, de la Thrace et des îles —, toutes ces nations aux grands appétits n’ont plus le droit de reprocher aux autres, France, Grande Bretagne ou Russie, de ne pas avoir respecté,