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patriotisme expansionniste

dans leurs annexions amiables ou leurs conquêtes brutales, le « principe » des nationalités. Le fait est que les uns et les autres se sont également laissé guider par un esprit collectif de spoliation et de pillage, et cet esprit se manifeste surtout quand il s’agit de terres lointaines que l’on qualifie hypocritement de « colonies », quoique, pour la plupart, elles ne deviennent point des lieux de séjour pour les émigrés du pays conquérant et restent uniquement des contrées d’ « exploitation » à outrance où des militaires vont se « dévouer pour la gloire de la patrie », et où des spéculateurs essaient de s’enrichir par le travail gratuit d’esclaves, de « coolies », « boys » ou corvéables. Naturellement, on accompagna tous ces attentats du jargon voulu relatif à la « lutte pour l’existence » ; des noms de savants, des formules tronquées, des affirmations pédantesques donnent un air philosophique aux antiques préjugés, aux vanités héréditaires, aux passions haineuses. Des mots grecs, des tournures allemandes justifient les massacres et les conquêtes aux yeux des coupables ; il leur suffit de se dire issus d’une race supérieure et d’en fournir comme preuve évidente la force, la brutalité même. « C’est ce que faisaient, sans avoir appris l’anthropologie les anciens Hébreux quand ils égorgeaient sans remords Philistins et Amalécites »[1].

Mais le patriotisme agressif s’est fait savant pendant le cours du dix-neuvième siècle, afin de donner plus de corps à cette illusion des nationalités. Autrefois les conquérants d’un pays ne s’ingéniaient point à enseigner leur langue aux vaincus ; au contraire, il leur plaisait de voir en eux des êtres inférieurs, incapables de s’élever jusqu’à la dignité de leurs maîtres par l’usage des mêmes expressions, des mêmes gestes, du même accent, du même son de voix ; le triomphateur aimait à se moquer de l’incompréhensible bredouillement de son captif : toutes les cruautés lui semblaient permises par cette différence de langage qui, d’après lui, constituait une preuve évidente d’inégalité, au détriment de ceux qu’il pouvait insulter dans son bel idiome de victorieux. Que de fois, depuis les guerres de Galaad et d’Ephraïm, racontées par le livre des Juges[2], que de fois s’est-on rué au massacre des ennemis parce qu’ils n’avaient pas su prononcer le mot de Shibboleth ou tel autre mot de passe avec le véritable accent du terroir ! Il est vrai qu’on n’avait pas encore découvert ce que l’on appelle le principe des nationalités. Depuis

  1. Paul Mantoux, Pages Libres, 22 mars 1902.
  2. Chapitre XII, versets 5, 6.