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l’homme et la terre. — latins et germains

vernement turc a confié toutes les basses besognes d’oppression et d’exaction à des sujets choisis parmi les vaincus. C’est de leurs propres compatriotes ou coreligionnaires que les malheureux de chaque nationalité ou de chaque culte ont à se plaindre dans leurs infortunes.

Il faut remarquer que dans l’Orient turc, l’administration s’occupe fort peu des subdivisions territoriales ; les indigènes relèvent de telle ou telle autorité, non en vertu du lieu qu’ils habitent mais en vertu de la religion qu’ils professent ; des habitants dont les maisons sont contiguës se trouvent soumis à des impôts autres et régis par des lois différentes parce que leur dieu — ou le cérémonial d’adoration du même dieu — n’est pas le même. Cette conception de gouvernement, qui ferait honneur à la tolérance des Turcs, si elle n’était accompagnée d’autres pratiques moins louables, explique comment il n’y eut jamais, chez les habitants de l’Empire, de conscience commune ; toujours ils se sentirent désunis, entraînés par des intérêts hostiles, animés d’ambitions différentes. L’unité artificielle qui leur fut donnée pendant les périodes d’expansion et de conquête provint uniquement de la solidité des armées, c’est-à-dire du régime de la terreur. Mais dès que ce lien de la force vint à se relâcher, même à se détendre complètement, les peuples, ennemis surtout par la volonté gouvernementale, se retrouvèrent les uns à côté des autres comme des bêtes féroces enfermées en une cage commune. Peu à peu, au soulèvement concerté contre les oppresseurs Osmanli s’est substituée une lutte qui épargne presque les Turcs et à laquelle le spectateur non initié ne peut rien comprendre ; Grecs, Bulgares, Koutzo-Valaques, Serbes, Monténégrins, même des factions rivales d’une identique nationalité s’entre-massacrent sous l’œil placide du gouvernement de Stamboul et des cinq puissances. Actuellement, donc, les haines, les ambitions rivales, les survivances et superstitions monarchiques sont trop tenaces pour qu’il soit possible d’espérer en la seule solution vraiment normale, qui serait la libre fédération de toutes les populations de l’Europe sud-orientale en un ensemble de groupes égaux en droits, de communes autonomes, ne formant unité que pour les intérêts communs et la résistance à des agressions du dehors. Ce serait le seul moyen d’éviter le crime qui se prépare après tant d’autres, le bannissement de tous les Turcs hors de leurs anciennes conquêtes d’Europe. Jusqu’à nos jours toute constitution d’un État chrétien dans la Balkanie eut pour conséquence pratique l’expulsion des mulsulmans.