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l’homme et la terre. — latins et germains

rant de loin l’espace, tandis que les tentes noires des Arabes, collées contre le sol, se perdent dans les accidents du terrain. Les habitations européennes se groupent, s’alignent en rues, des villes naissent unies par des routes, puis par des voies ferrées : l’ensemble des points occupés se relie en un tout géographique par un réseau de voies de communication, et peu à peu la société civile européenne, celle du travail, de l’industrie, remplace, écarte, dans les casernes et les camps, les troupes de toutes armes et de tous uniformes qui, seules, dans les premières décades, avaient représenté aux yeux des Arabes la « grande tente » de la France. Tout d’abord les musulmans d’Afrique s’étaient imaginé que la France était un pays divisé en quatre grandes tribus, les Zouaves, les Chasseurs d’Afrique, les Grandes Capotes et les « Joyeux » ou disciplinaires, ainsi nommés par antiphrase. Les Arabes ne voyaient dans les civils qu’une caste inférieure comparable à celle de leurs propres bergers[1].

Certains prophètes, grands partisans de la force, avaient affirmé déjà que, dans le conflit inévitable des races, les immigrants européens, grandissant incessamment en nombre, finiraient par exterminer les populations d’autre origine, par se substituer à elles, comme les Anglais se sont substitués aux Peaux-Rouges et aux Tasmaniens. Une atroce famine qui fit périr peut-être un demi-million d’indigènes algériens, en 1857, parut d’abord donner raison à ces théoriciens de l’extermination, mais après ce grand désastre national, la reprise de la natalité arabe et kabyle a été fort considérable, les vides se sont comblés et la population s’est accrue de nouveau. Pendant les dernières décades, l’augmentation des éléments nationaux, que l’on peut qualifier « d’indigènes » en comparaison des gens venus d’Europe s’est maintenue dans la, même proportion que celle des immigrants étrangers. Ceux-ci ne forment qu’un sixième ou un septième du chiffre total des habitants : au point de vue numérique les éléments africains et asiatiques possèdent donc une très grande supériorité, compensant en partie la prépondérance que donnent à l’élément français le prestige de la conquête, la possession des richesses militaires et la cohésion politique, administrative, industrielle et commerciale.

La plus grande faiblesse des indigènes, comparés aux Franco-Européens, est leur manque d’unité. D’abord chaque ville rompt la cohésion du monde arabe ; presque sans exception, la population des groupes

  1. Emile Masqueray, Souvenirs et Visions d’Afrique, p. 36.