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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

trouvé dans les mêmes conditions que tous les autres peuples de la Turquie, ce pays de caprice et d’oppression barbare, et, comme les Grecs et les Raya de toute origine, avaient été soumis aux « mangeries », c’est-à-dire aux exactions de toute espèce, aux impôts forcés, aux contributions ordinaires et extraordinaires, aux corvées et aux tailles. Mais l’écrasement ne se faisait pas d’une manière méthodique et pouvait varier suivant le caractère des administrateurs : en outre, les gens restaient libres de gérer à leur façon leurs petites affaires communales, de se gouverner religieusement comme ils l’entendaient, de parler leur langue comme il leur convenait, d’ouvrir des écoles quand ils avaient pu se procurer l’argent ; d’ailleurs la majorité des fonctionnaires appartenant à leur nation, ceux-ci s’efforçaient quelquefois de détourner les pilleries de leurs compatriotes pour les faire tomber plutôt sur des gens d’autres races, Grecs, Kurdes ou même Turcs. Grâce à son instruction supérieure et à sa souplesse naturelle, la classe cultivée des Arméniens en était arrivée à occuper dans l’empire, et surtout à Constantinople, une situation presque privilégiée, et quelque avantage en revenait à la population malheureuse du Haïasdan, enfin, l’influence du gouvernement anglais, alors tout puissant auprès de la Porte et protecteur naturel des missions et des écoles protestantes, britanniques et américaines, nombreuses en Arménie, s’exerçait directement en faveur du peuple que ses protégés cherchaient à convertir.

Mais la nature de la bascule politique en tout gouvernement de caprice est de s’incliner tantôt à droite, tantôt à gauche, et chacune de ces oscillations peut avoir pour conséquence l’écrasement d’un peuple. C’est là ce qui arriva pour les Arméniens. Une puissance redoutable, la Russie, remplaça la Grande Bretagne dans la faveur du sultan et dans la direction de sa politique. On lui dit que ces Arméniens nourrissaient des velléités d’indépendance : on lui raconta, ce qui est vrai d’ailleurs, que ces Arméniens fondaient des imprimeries, qu’ils écrivaient des livres et des journaux, qu’ils enseignaient à leurs enfants l’histoire des temps anciens pendant lesquels la race haïkane était puissante et libre ; on ajouta que, parmi ces jeunes Arméniens sortis des universités étrangères, Genève, Zürich, Paris, plusieurs étaient socialistes, anarchistes même, et publiaient des brochures de propagande où l’on s’attaquait directement à son autorité. La Russie, qui se méfiait déjà de l’intelligence arménienne, de l’esprit de liberté qui