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Ne lui demandez pas d’être prophète ; il donne seulement son fruit, telle est sa fonction.

S’il se compare aux autres pour les juger, ce ne sera que par une opération malaisée, difficile, fort difficile qu’il ôtera les lunettes de ses yeux pour voir avec lucidité le fruit des autres sans le secours de leurs verres. Il ne saura parler bien que de soi, de sa propre aventure, du cas unique, heureux ou tragique où le plaça son destin.

Pour ce qui est de moi, je crois avoir fait un art expressif, suggestif, indéterminé. L’art suggestif est l’irradiation de divins éléments plastiques, rapprochés, combinés en vue de provoquer des rêveries qu’il illumine, qu’il exalte, en incitant à la pensée.

Si mon art n’a pas tout d’abord trouvé d’écho dans le public de ma génération rationaliste, où fut construit l’édifice aux voûtes un peu basses de l’impressionnisme, la génération présente (puisque tout évolue) le comprend mieux. La jeunesse d’ailleurs, de mentalité bien différente, touchée plus qu’autrefois en France par les ondes suprêmes de la musique, s’ouvre nécessairement aussi aux fictions et aux rêves de la plastique idéaliste de cet art.



Sur la perte de sa propriété de Peyrelebade.

Nous sommes tenus à certains lieux par des attaches invisibles qui sont comme des organes pour l’homme créateur.

Peut-être est-ce à la soumission à ces choses par un acte de volonté, de liberté, de tact, de docilité, aux nécessités de l’inconscient que nous trouvons l’originalité. On dit que Beethoven eut besoin de revenir dans une certaine demeure qu’il avait quittée ; il en eut besoin pour l’achèvement d’une symphonie. Qui le croirait, pour la musique pourtant, cet art de la vie interne. Je le comprends. Quitter un lieu habituel a toujours été une sorte de mort en moi. La vie revient ailleurs après, mais autre, et l’on a peur de cette inconnue. Je ne saurais vous dire le tourment pro-