Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/349

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Louis XtV, Condé, Turenne ? Que lui disent Nordlingue et Fontenoy (144) ? Le peuple est chez nous déshérité de la vie intellectuelle ; il n’y a pas pour lui de littérature. Immense malheur pour le peuple, malheur plus grand encore pour la littérature ! Il n’y avait qu’un seul goût à Athènes, le goût du peuple, le bon goût. Il y a chez nous le goût du peuple et le goût des hommes d’esprit, le genre distingué et le petit genre. Pour apprécier notre littérature, il faut être lettré, critique, bel esprit. Le vulgaire admire de confiance et n’ose hasarder de lui-même un jugement sur ces œuvres qui le dépassent. L’Allemagne ne connaît pas le goût provincial, parce qu’elle n’a pas le goût de la capitale ; l’antiquité ne connaissait pas le genre niais et populacier, parce qu’elle n’avait pas de littérature aristocratique.

Je ne conçois pas qu’une âme élevée puisse rester indifférente à un tel spectacle et ne souffre pas en voyant la plus grande partie de l’humanité exclue du bien qu’elle possède et qui ne demanderait qu’à se partager. Il y a des gens qui ne conçoivent pas le bonheur sans faveur exceptionnelle, et qui n’apprécieraient plus la fortune, l’éducation, l’esprit, si tout le monde en avait. Ceux-là n’aiment pas la perfection en elle-même, mais la supériorité relative ; ce sont des orgueilleux et des égoïstes. Pour moi, je ne comprends le parfait bonheur que quand tous seront parfaits. Je n’imagine pas comment l’opulent peut jouir de plein cœur de son opulence, tandis qu’il est obligé de se voiler la face devant la misère d’une portion de ses semblables. Ma plus vive peine est de songer que tous ne peuvent partager mon bonheur. Il n’y aura de bonheur que quand tous seront égaux, mais il n’y aura d’égalité que quand tous seront parfaits. Quelle douleur pour le savant et