Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/350

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le penseur de se voir par leur excellence même isolés de l’humanité, ayant leur monde à part, leur croyance à part ! Et vous vous étonnez qu’avec cela ils soient parfois tristes et solitaires ! Mais ils posséderaient l’infini, la vérité absolue, qu’ils devraient souffrir de le posséder seuls, et regretter les rêves vulgaires qu’ils savouraient au moins eu commun avec tous. Il y a des âmes qui ne peuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l’humanité. Je les aime... Toutefois le savant ne peut prendre ce parti, quand il le voudrait, car ce qui lui a été démontré faux est pour lui désormais inacceptable. C’est sans doute un lamentable spectacle que celui des souffrances physiques du pauvre. J’avoue pourtant qu’elles me touchent infiniment moins que de voir l’immense majorité de l’humanité condamnée à l’ilotisme intellectuel, de voir des hommes semblables à moi, ayant peut-être des facultés intellectuelles et morales supérieures aux miennes, réduits à l’abrutissement, infortunés traversant la vie, naissant, vivant et mourant sans avoir un seul instant levé les yeux du servile instrument qui leur donne du pain, sans avoir un seul moment respiré Dieu.

Un des lieux communs le plus souvent répétés par les esprits vulgaires est celui-ci : Initier les classes déshéritées de la fortune à une culture intellectuelle réservée d’ordinaire aux classes supérieures de la société, c’est leur ouvrir une source de peines et de souffrances. Leur instruction ne servira qu’à leur faire sentir la disproportion sociale et à leur rendre leur condition intolérable. C’est là, dis-je, une considération toute bourgeoise, n’envisageant la culture intellectuelle que comme un complément de la fortune et non comme un bien moral. Oui, je l’avoue, les