Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/352

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y élever les esprits. Kant et Hegel auraient beau avoir raison ; leur science dans l’état actuel demeurerait incommunicable. Serait-ce leur faute ? Non ; ce serait la faute des barbares qui ne les peuvent comprendre, ou plutôt la faute de la société qui suppose fatalement des barbares. Une civilisation n’est réellement forte que quand elle à une base étendue. L’antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres ; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité, sous la multitude des barbares. Elle ne portait pas sur assez d’hommes ; elle a disparu, non faute d’intensité, mais faute d’extension. Il devient tout à fait urgent, ce me semble, d’élargir le tourbillon de l’humanité ; autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se trainerait encore sur terre. Ce progrès-la ne serait pas de bon aloi, et demeurerait comme non accompli.

Si la culture intellectuelle n’était qu’une jouissance, il ne faudrait pas trouver mauvais que plusieurs n’y eussent point de part, car l’homme n’a pas de droit à la jouissance. Mais du moment où elle est une religion, et la religion la plus parfaite, il devient barbare d’en priver une seule âme. Autrefois, au temps du christianisme, cela n’était pas si révoltant : au contraire, le sort du malheureux et du simple était en un sens digne d’envie, puisqu’ils étaient plus près du royaume de Dieu. Mais on a détruit le charme, il n’y a plus de retour possible. De la une affreuse, une horrible situation des hommes condamnés à souffrir sans une pensée morale, sans une idée élevée, sans un sentiment noble, retenus par la force seule comme des brutes en cage. Oh ! cela est intolérable !

Que faire ? Lâcher les brutes sur les hommes ? Oh ! non, non ; car il faut sauver l’humanité et la civilisa-