Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/420

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ceux qui reçoivent ces nouveaux hôtes à coups de pique, de peur que leur part ne soit moindre.

Mais, dira-t-on ; vos espérances reposent sur une contradiction. Vous reconnaissez que la culture intellectuelle, pour devenir civilisatrice, exige une vie entière d’application et d’étude. L’immense majorité du genre humain, condamnée à un travail manuel, ne pourra donc jamais en goûter les fruits ?

Sans doute, si la culture intellectuelle devait toujours rester ce qu’elle est parmi nous, une profession à part, une spécialité, il faudrait désespérer de la voir devenir universelle. Un État où tous n’auraient d’autre profession que celle de poète, de littérateur, de philosophe, serait la plus étrange des caricatures. La culture intellectuelle est pour l’humanité comme si elle n’était pas, lorsqu’on n’étudie que pour écrire. La littérature sérieuse n’est pas celle du rhéteur, qui fait de la littérature pour la littérature, qui s’intéresse aux choses dites ou écrites, et non aux choses en elles-mêmes, qui n’aime pas la nature, mais aime une description, qui, froid devant un sentiment moral, ne le comprend qu’exprimé dans un vers sonore. La beauté est dans les choses ; la littérature est image et parabole. Étrange personnage que ce lettré, qui ne s’occupe pas de morale ou de philosophie parce que cela est de la nature humaine, mais parce qu’il y a des ouvrages sur ce sujet, de même que l’érudit ne s’occupe d’agriculture ou de guerre, que parce qu’il y a des poèmes sur l’agriculture et des ouvrages sur la guerre ! La chose dite ou racontée est donc plus sérieuse que la chose qui est ? L’art, la littérature, l’éloquence ne sont vrais qu’en tant qu’ils ne sont pas des formes vides, mais qu’ils servent et expriment une cause humaine. Si le poète