Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/447

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et que si les grands hommes dont les travaux nous ont faits ce que nous sommes eussent raisonné de la sorte, l’esprit humain serait resté éternellement stérile. Montaigne courait le risque d’être assassiné en faisant le tour de son château, et n’en écrivait pas moins ses Essais. La littérature romaine produisait ses œuvres les plus originales à l’époque des proscriptions et des guerres civiles. Ce fatal besoin de repos nous est venu de la longue paix que nous avons traversée, et qui a si puissamment influé sur le tour de nos idées. La forte génération qui a pris la robe virile en 1815 a eu le bonheur d’être bercée au milieu des grandes choses et des grands périls, et d’avoir eu pour exercer sa jeunesse une lutte généreuse. Mais nous, qui avons commencé à penser en 1830, nés sous les influences de Mercure, le monde nous est apparu comme une machine régulièrement organisée ; la paix nous a semblé le milieu naturel de l’esprit humain, la lutte ne s’est montrée à nous que sous les mesquines proportions d’une opposition toute personnelle. Le moindre orage nous étonne. Conserver timidement ce que nos pères ont fait, voilà tout l’horizon qu’on nous a proposé. Malheur à la génération qui n’a eu sous les yeux qu’une police régulière, qui a conçu la vie comme un repos et l’art comme une jouissance ! Les grandes choses n’apparaissent jamais dans ces tièdes milieux. Il ne faut pas refuser toute valeur aux productions des époques de calme et de régularité. Elles sont fines, sensées, raisonnables, pleines d’une délicate critique ; elles se lisent avec agrément aux heures de loisir, mais elles n’ont rien de ferme et d’original, rien qui sente l’humanité militante, rien qui approche des œuvres hardies de ces âges extraordinaires où tous les éléments de l’humanité en ébullition apparaissent tour à tour à la surface. L’uni-