Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/452

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qu’il ne cadre pas sa pensée dans nos moules habituels. Et je vous demande pourtant si cet homme n’est pas plus près de Dieu qu’un petit bourgeois bien positif, tout raccorni au fond de sa boutique. Qu’elle est touchante cette coutume de l’Inde et de l’Arabie : le fou honoré comme un favori de Dieu, comme un homme qui voit dans le monde d’au-delà ! Le soufi et le corybante croyaient, en s’égarant la raison, toucher la divinité ; l’instinct des différents peuples a demandé des révélations à l’état sacré du sommeil. Les prophètes et les inspirés des âges antiques eussent été classés par nos médecins au rang des hallucinés. Tant il est vrai qu’une ligne indécise sépare l’exercice légitime et l’exercice exorbitant des facultés humaines, et qu’elles parcourent une gamme sériaire, dont le milieu seul est attingible. Un même instinct, ici normal, là perverti, a inspiré Dante et le marquis de Sade. La plus grande des religions a vu son berceau signalé par les faits du plus pur enthousiasme et par des farces de convulsionnaires telles qu’on en voit à peine chez les sectaires les plus exaltés.

Il faut donc s’y résigner les belles choses naissent dans les larmes ; ce n’est pas acheter trop cher la beauté que de l’acheter au prix de la douleur. La foi nouvelle ne naîtra que sous d’effroyables orages, et quand l’esprit humain aura été maté, déraillé, si j’ose le dire, par des événements jusqu’à présent inouïs. Nous n’avons pas encore assez souffert, pour voir le royaume du ciel. Quand quelques millions d’hommes seront morts de faim, quand des milliers se seront dévorés les uns les autres, quand la tête des autres égarée par ces funèbres scènes sera lancée hors des voies de l’ordinaire, alors on recommencera à vivre. La souffrance a été pour l’homme la maîtresse et