Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/478

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famille, comparés comme événements au Contrat social ou à l’Esprit des Lois ? Les affaires étaient entre les mains d’un roi incapable, de courtisans oubliés, de grands seigneurs sans vues ni portée. Les vrais personnages historiques du temps sont des écrivains, des philosophes, des hommes d’esprit, ou de génie. Et ces penseurs se mettent-ils activement aux affaires d’État, comme le fera plus tard la première génération du xixe siècle ? Nullement ; ils restent écrivains, philosophes, moralistes, et c’est par là qu’ils agissent sur le monde. J’imagine de même que ceux qui nous rendront la grande originalité ne seront pas des politiques, mais des penseurs. Ils grandiront en dehors du monde officiel, ne songeant même pas à lui faire opposition, le laissant mourir dans son cercle épuisé  (185).

Dans les maigres pâturages des îles de la Bretagne, chaque brebis du troupeau, attachée à un pieu central, ne peut brouter une herbe rare que dans l’étroit rayon de la corde qui la retient. Telle me paraît la condition actuelle de la politique ; elle a épuisé les ressources pour résoudre le problème de l’humanité. La morale, la philosophie, la vraie religion ne sont pas à sa portée ; elle tourne dans une fatale impuissance. De bonne foi, si le salut du siècle présent devait venir de l’habileté, espérons-nous trouver des hommes plus habiles que M. Guizot, que M. Thiers ? Qui ne hausserait les épaules en voyant la naïve inexpérience prétendre mieux faire du premier coup que de tels hommes ? Non, on ne les dépassera pas en faisant comme eux, mais en faisant autrement qu’eux. Si de tels hommes ont été frappés d’incapacité, est-ce leur faute ? ou ne serait-ce pas plutôt qu’aucune habileté n’est égale à la situation ?